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Le Pedant Joué

Acteurs.

Granger, Pédant.

Châteaufort, Capitaine.

Matghieu Gareau, Paysan.

De la Tremblaye, Gentilhomme amoureux de la fille du pédant.

Charlot Granger, fils du pédant.

Pierre Paquier, Cuistre du pédant, faisant le plaisant.

Fleury, cousin du pédant.

Manon, fille du pédant.

Genevote, sœur de M. de la Tremblaye.

Cuistres.

La scène est à Paris au Collège de Beauvais.

Acte I

Scène I.

Granger, Châteaufort, Paquier.

Granger.

Par les Dieux, jumeaux tous les Monstres ne sont pas en Afrique. Et de grâce, Satrape du Palais Stygial, donne moi la définition de ton individu. Ne serais-tu point un être de raison, une chimère, un accident sans substance, un élixir de la matière première, un spectre de drap noir ? Ha ! tu n’es sans doute que cela, ou tout au plus un grimaud d’enfer qui fait l’école buissonnière.

Châteaufort.

Puisque je te bois curieux de connaître les grandes choses, je veux t’apprendre les miracles de mon berceau. La nature se voyant incommodée d’un si grand nombre de divinités, voulut opposer un Hercule à ces monstres. Cela lui donna bien jusque à la hardiesse de s’imaginer qu’elle me pouvait produire. Pour cet effet elle empoigna les âmes de Samson, d’Hector, d’Achille, d’Ajax, de Cyrus, d’Epaminondas, d’Alexandre, de Romule, de Scipion, de Pompée, de Pyrrhus, de Caton, de César , et d’Antoine ; puis les ayant pulvérisées, calcinées, rectifiées, elle réduit toute cette confection, en un spirituel sublimé qui n’attendait plus qu’un fourreau pour s’y fourrer. Nature glorieuse de son réussite, ne pût goûter modérément sa joie, elle clabauda son chef d’œuvre par tout ; l’Art en devint jaloux ; et fâché, disait-il qu’une teigneuse emportât toute seule la gloire de m’avoir engendré, la traita d’ingrate, de superbe, lui déchira sa coiffe ; Nature de son côté prit son ennemi aux cheveux ; Enfin, l’un et l’autre bâtit, et fut bâti. Le tintamarre des démentis, des soufflets, des bastonnades, m’éveilla ; je vis, et jugeant que leurs démêlés ne portaient pas la mine de prendre sitôt fin, je me crée moi-même. Depuis ce temps-là leur querelle dure encore ; partout vous voyez ces irréconciliables ennemis se prêter le collet, et les descriptions de nos écrivains d’aujourd’hui ne sont lardés d’autre chose que des faits d’armes de ces deux gladiateurs, à cause que prenant à bon augure d’être né dans la guerre, je leur commandai, en mémoire de ma naissance, de se battre jusqu’à la fin du monde. Sans se reposer. Donc, afin de ne pas demeurer ingrat, je voulus dépêtrer la nature de ces Dieutelets, dont l’insolence la mettait en cervelle. Je les mandais, ils obéirent ; enfin je prononçais cet immuable arrêt : « Gaillarde troupe, quand je vous ai convoqué, la plus miséricordieuse intention que j’eusse pour vous était de vous annihiler ; mais craignant que votre impuissance ne reprochât à mes mains d’indignité de cette victoire, voici ce que j’ordonne de votre sort. Vous autres Dieux, qui savez si bien courir, comme Saturne, père du Temps, qui, mangeant et dévorant tout, court à l’hôpital. Jupiter, qui, comme ayant la tête fêlée depuis le coup de hache qu’il reçut de Vulcain, doit courir les rues ; Mars, qui, comme Soldat, court aux armes ; Phébus, qui, comme Dieu des vers, court la bouche des poètes ; Vénus, qui comme putain, court l’aiguillette ; Mercure, qui comme messager, court la poste ; et Diane, qui, comme chasseresse, court les bois ; vous prendrez la peine s’il vous plaît, de monter tous sept à califourchon sur une étoile. Là, vous courrez de si bonne sorte, que vous n’aurez pas le loisir d’ouvrir les yeux. »

Paquier.

En effet, les Planètes sont justement ces sapt-là.

Granger.

Et des autres Dieux, qu’en fîtes-vous ?

Châteaufort.

Midi sonna, la faim prit, j’en fis un saupiquet pour mon dîner.

Paquier.

Domine, ce fut assurément en ce temps-là, que les Oracles cessèrent.

Châteaufort.

Il est vrai ; et dès lors, ma complexion prenant part à ce salmigondis de Dieux, mes actions ont été toutes extraordinaire ; car, si j’engendre, c’est en Deucalion ; si je regarde, c’est en Basilic ; si je pleure, c’est en Héraclite ; si je ris, c’est en Démocrite ; si j’écume, c’est en Cerbère ; si je dors, c’est en Morphée ; si je veille, c’est en Argus ; si ke marche, c’est en juif errant ; si je cours, d’est en Pacolet :si je vole, d’est en Dédale ; si je m’arrête, c’est en Dieu terme ; si j’ordonne, c’est en Destin. Enfin, vous voyez celui qui fait que l’histoire du Phénix n’est pas un conte.

Granger.

Il est vrai qu’à l’âge où vous êtes, n’avoir point de barbe, vous me portez la mine, aussi bien que le Phénix, d’être incapable d’engendrer. Vous n’êtes ni masculin, ni féminin, mais neutre : vous avez fait de votre dactyle un trochée, c’est-à-dire que par la soustraction dÄune brève, vous vous êtes rendu impotent à la propagation des individus. Vous êtes de ceux dont le sexe féminin

Ne peut ouïr le nominatif,

A cause de leur génitif

Et souffre mieux le vocatif

De ceux qui n’ont point de datif

Que de ceux dont l’accusatif

Apprend qu’ils ont un ablatif.

J’entends que le diminutif,

Qu’on lit de vrai trop excessif

Sur votre flasque génitif,

Vous prohibe le conjonctif.

Donc, puisque vous êtes passif,

Et ne pouvez plus être actif,

Témoin le poil indicatif

Qui m’en est fort persuasif

De n’avoir jamais d’optatif

Pour aucun genre subjonctif,

De , jusqu’à l’infinitif ;

Ou je fais sir vous l’adjectif

Du plus effrayant positif

Qui jamais eût comparatif :

Et, si ce rude partitif

Dont je ferai distributif,

Et vous le sujet collectif,

N’est le plus beau superlatif

Et le coup le plus sensitif

Dont homme soit mémoratif,

Je jure par mon jour natif

Que je veux, pour ce seul motif,

Qu’un sale et sanglant vomitif,

Surmontant tout confortatif

Tout lénitif, tout restrictif,

Et tout bon corroboratif,

Soit le châtiment primitif

Et l’effroyable exprimitif

D’un discours qui serait fautif :

Car je n’ai le bras si chètif,

Ni, vous, le talon fuitif,

Que vous ne fussiez portatif

D’un coup bien significatif.

O visage ! ô portatif naïf !

O souverain expéditif,

Pour guérir tout sexe lascif,

D’amour naissant, ou effectif !

Genre neutre, genre métif,

Qui n’êtes homme qu’abstractif

Le cruel tranchant d’un canif ;

Si, pour soudre ce logogriphe

Vous avez l’esprit trop tardif,

A ces mots soyez attentif.

Je fais vœu de me faire juif,

Au lieu d’eau de boire du suif,

D’être mieux damné que Caïphe,

D’aller à pied voir le chérif,

De me rendre à Tunis captif,

D’être berné comme escogrif,

D’être plus maudit qu’un tarif,

De devenir ladre et poussif

Bref, par les mains d’un sort hâtif,

Couronné de cyprès et d’if,

Passer dans le mortel esquif

Au pays où l’on est oisif :

Si jamais je deviens rétif

A l’agréable exécutif

Le vœu dont je suis l’inventif,

Et duquel le préparatif

Est, beau Sire, un bâton massif,

Qui sera le dissolutif ;

Car c’est mon vouloir décisif,

Et mon testament, mort ou vif.

Mais vous parler ainsi, c’est vous donner à soudre les emblèmes d’un Sphinx, c’est perdre son huile et son temps, c’est écrire sur la mer, bâtir sur l’arène et fonder sur le vent. Enfin je connais que si vous avez quelque teinture des lettres, ce n’est pas de celle des Gobelins : car, par Jupiter Ammon, vous êtes un ignorant.

Châteaufort.

De lettres ! Ah ! que me dites-vous ? des âmes de terre et de boue pourraient s’amuser à ces vétilles ; mais, pour moi, je n’écris que sur les corps humains.

Granger.

Je le vois bien. C’est peut-être ce qui vous donne envie d’appuyer votre plume charnelle sur le parchemin vierge de ma fille. Elle n’en serait pas contristé, la pauvrette : car une femme aujourd’hui aime mieux les bêtes que les hommes, suivant la règle : . Vous aspirez aussi bien qu’Hercule à ses colonnes ivoirines, mais l’orifice, l’orée et l’ourlet de se guêtres est pour vous un . Premièrement, à cause que vous êtes veuf d’une pucelle qui vous fit faire plus de chemin en deux jours que le soleil n’en fait en huit mois dans le zodiaque. Vous courûtes de la vierge au chancre en moins de vingt-quatre heures, d’où vous entrâtes au verseau, sans avoir d’autre signe en passant que celui du capricorne. La seconde objection que je fais, est que vous êtes normand : Normandie quasi venue du nord pour mendier. De votre nation, les serviteurs sont traîtres ; les égaux insolents et les maîtres insupportables, Jadis le blason de cette province était trois faux, pour montrer les trois espèces de faux qu’engendre ce climat ; , faux sauniers, faux témoins, faux monnayeurs. Je ne veux point des faussaires en ma maison. La troisième, qui m’est une raison invincible, c’est que votre bourse est malade d’un flux de ventre, dont la mienne appréhende la contagion. Je sais que votre valeur est recommandable et que votre mine seule ferait trembler le plus ferme manteau d’aujourd’hui ; mais, en cet âge de fer, on juge de nous par ce que nous avons et non par ce que nous sommes. La pauvreté fait le vice ; et si vous me demandez :  ? je vous réponds : . D’un certain riche laboureur la charrue m’éblouir, et je suis tout à fait résolu que, puisque  dans son . C’est pourquoi je vous conseille de ne plus approcher ma fille en roi d’Egypte, c’est-à-dire qu’on ne vous voie point auprès d’elle dresser la pyramide à sou intention. Quoique j’aime les règles de la grammaire, je ne prendrais pas plaisir de vous voir accorder ensemble le masculin avec le féminin, et je craindrais que, , un malévole n’inférât :

Châteaufort.

Il est vrai, Dieu me damne, que votre fille est folle de mon amour, mais quoi ! c’est mon faible de n’avoir jamais pu regarder de femme sans blesser. La petite gueuse toutefois a si bien friponner mon cœur, ces yeux ont si bien su paillarder ma pensée, que je lui pardonne quasi la hardiesse qu’elle a prise de me donner de l’amour : « Généreux Gentilhomme, me dit-elle l’autre jour (la pauvrette ne savait pas mes qualités), l’univers a besoin de deux conquérants ; la race en est éteinte en vous, si vous êtes un Alexandre, je suis une Amazone ; faisons sortir de nous deux un Plus-que_Mars, de qui la naissance soit utile au genre humain, et dont les armes, après avoir dispersé la mort aux deux bouts de la terre, fassent un si puissant Empire, que jamais le soleil ne se couche pour tous les peuples. » J’avais de la peine à me rendre entre les bras de cette passion ; mais enfin je vainquis, en me vainquant, tout ce qu’il y a de grand au monde, c’est-à-dire que je l’aimai ! Je ne veux pas pourtant que tant de gloire vous rendre orgueilleux ; que deveniez insolent sur les petits ; mais humiliez-vous en votre néant, que j’ai voulu choisir pour faire hautement éclater ma puissance. Vous craignez, je le vois bien, que je ne méprise votre pauvreté ; mais, quand il plaira à cette épée, elle fera, de l’Amérique et de la Chine, une basse-cour de votre maison.

Granger.

O Microcosme de visions fanatique !  ! autrement, après vous avoir apostrophé du bras gauche  ; et, pour toute emplâtre de ces balafres, vous serez médicamenté . Loin donc d’ici, profane, si vous ne voulez que je mette en usage, pour vous punir, toutes les règles de l’arithmétique. Ma colère primo commencera par la démonstration ; puis, marchera ensuite une position de soufflets ; Item, une addition de bastonnades ; , une fraction de bras ; , une soustraction de jambes. De là, je ferai grêler une multiplication de coups, tapes, taloches, horions, fendants, estocs, revers, estramaçon, case-museaux, si épouvantable, qu’après cela l’œil d’un lynx ne pourra pas faire la moindre division, ni subdivision, da la plus grosse parcelle de votre misérable individu.

Châteaufort.

Et moi, chétif excommunié, j’aurais déjà fait sortir ton âme par cent plaies, sans la dignité de mon être, qui me défend d’ôter la vie à quelque chose de moindre qu’un géant ; et même je te pardonne à cause qu’infailliblement l’ignorance de ce que je suis t’a jeté dans ces extravagances. Cependant, me voici fort en peine, car pouvait-il me méconnaître, puisque , pour savoir mon nom, il me faut qu’être de ce monde ? Sachez donc, Messire Jean, que je suis celui qu’on ne peut exterminer, sans faire une épitaphe à la nature ; et le père des vaillants, puisqu’à tous je leur ai donné la vie.

Granger.

Pardonnez, grand Prince, à mon peu de foi. Ce n’est pas…

Châteaufort.

Relevez-vous, Monsieur le curé, je suis content : choisissez vite où vous voulez régner, et cette main vous bâtira un trône dont l’escalier sera fait des cadavres de six cents rois.

Granger.

Mon empire sera plus grand que le monde, si je règne sur votre cœur. Protégez-mois seulement contre je ne sais que gentillâtre qui a bien l’insolence de marcher sur vos brisée, et…

Châteaufort.

Ne vous expliquez pas ! J’aurais peur que mes yeux en courroux ne jetassent des étincelles, dont quelqu’un par mégarde vous pourrait consumer. Un mortel aura donc eu la témérité de se chauffer à même feu que moi, et je ne punirai pas les quatre éléments qui l’on souffert ? Mais, je ne puis parler, la rage me transporte, je m’en vais faire pendre l’eau, le feu la terre et l’air et songer au genre de mort dont nous exterminerons ce Pygmée qui veut faire le Colosse.

cf. Œuvres comiques, galantes et littéraire de Cyrano de Bergerac, Paris, 1858 pp. 232 – 250.

Scène II.

Granger. Paqiuer.

Hé bien, , ne voilà pas une digue que je viens d’opposer aux terreurs que me donne dous les jours Monsieur de La Tremblaye ? car La Tremblaye, à cause de Châteaufort, Châteaufort, à cause de La Tremblaye, désisteront de la poursuite de ma fille. Ce sont deux poltrons si éprouvés, que, s’ils se battent jamais, ils se demanderont tous deux la vie. Me voici cependant embarqué sur un mer où la moitié du monde fait naufrage. C’est l’amour chez moi, l’amour dehors, l’amour partout, Je n’ai qu’une fille à marier, et j’ai trois gendres prétendus. L’un se dit brave, je sais le contraire ; l’autre riche, mais je ne sais ; L’autre gentilhomme, mais il mange beacoup. O nature, vous croiriez vous être mis en frais, si vous aviez fagoté tant seulement trois belles qualités en un individu ! Ah ! Pierre Paquier, le monde s’en va renverser.

Paquier.

Tant mieux ; car autrefois j’entendais dire la même chose, que tout était renversé. Or, si l’on renverse aujourd’hui ce qui était renversé, c’est la remettre en son sens.

Granger.

Mais, ce n’est pas encore là ma plus grande plaie : j’aime, et mon fils est mon rival ! Depuis le jour que cette furieuse pensée a pris gîte au ventricule de mon cerveau, je ne mange pour toute viande qu’un  ! Ah ! c’en est fait, je vais me pendre !

Paquier.

Là, là, espérez en Dieu ; il vous assistera : il assiste bien les Allemands qui ne sont pas de ce pays-ci …

Granger.

Si je l’envoyais à Venise ? , c’est le meilleur. C’est le meilleur ? Oh ! sans doute. Bien donc ! Dès demain je le mettrai sur mer.

Paquier.

Au moins, ne le laissez pas embarquer, sans attacher sur lui de l’anis à la reine, car les médecins en ordonnent contre les vents.

Granger.

Va-t’en dire à Charlot Granger qu’il avole subitement ici. S’il veut savoir qui le demande, dis-lui que c’est moi.

Scène III.

Granger, seul.

Donc, sejongant de nos lares ce voraces absorbeur de biens, chaque sol de rente que je soûlais avoir deviendra parisis, et le marteau de la jalousie ne sonnera plus les longues heures de désespoir dans le clocher de mon âme. D’un autre côté, me puis-je résoudre mariage, moi que les livres ont instruit des accidents qu’il tire à sa cordelle ? Que je ma marie ou ne me marie pas, je suis assuré de me repentir. N’importe ! ma femme prétendue n’est pas grande : ayant à vêtir une haire, je ne la puis prendre trop courte. On dit cependant qu’elle veut plastronner sa virginité contre les estocades de mes perfections. Eh ! à d’autres ! un pucelage est plus difficile à porter qu’une cuirasse. Toutes les femmes ne sont-elles pas semblables aux arbres ? pourquoi donc ne voudrait-elle pas être arrosée ? , comme les arbres, elles ont plusieurs têtes : comme les arbres, si elles sont ou trop ou trop peu humectées, elles ne protent point ; comme les arbres, elles déchargent, quand on les secoue ; enfin Jean Despautères le confirme quand il dit : . Mais, je crois que Paquier a bu de l’eau du fleuve Lethé, ou que mon fils s’approche à pas d’écrivisse. Je m’en vais , droit à lui.

Scène IV.

Charlot, Paquier.

Charlot.

Je ne muis rien comprendre à ton galimatias.

Paquier.

Pour moi, je ne trouve rien de si clair.

Charlot.

Mais enfin me saurais-tu dire qui c’est qui me demande ?

Paquier.

Je vous dis c’est moi.

Charlot.

Comment, toi ?

Paquier.

Je ne vous dis pas moi ; mais je vous dis que c’est moi, car il m’a dit en partant « Dis-lui que c’est moi. »

Charlot.

Ne serait-il point mon père que tu veux dire ?

Paquier.

Eh. Vraiment oui. A propos, je pense qu’il a envie de vous envoyer sur la mer.

Charlot.

Eh ! quoi faire, Paquier?

Paquier.

Il ne me l’a point dit ; mais, je crois que c’est pour voir la campagne.

Charlot.

J’ai trop voyagé. J’en suis las.

Paquier.


Qui, vous ? je vais gager chapeau de cocu qui est un des vieux de votre père que n’avez jamais vu la mer que dans une huître à l’écaille !

Charlot.

Et, toi, Paquier, en as-tu vu davantage ?

Paquier.

Oui-da ; J’ai vu les Bonshommes, Chaillot, Saint-Cloud, Vaugirard.

Charlot.

Et qu’y as-tu remarqué de beau, Paquier ?

Paquier.

A la vérité, je ne les vis pas trop bien, pour ce que les murailles m’empêchaient.

Charlot.

Je pense, ma foi, que tes voyages n’ont pas été plus longs que sera celui dont tu me parles. Va, tu peux l’assurer que je ne désire pas …

Scène V.

Granger, Charlot, Paquier.

Granger.

Que tu demeures plus longtemps ici ? Vite, Charlot, il faut partir. Songe à l’adieu dont tu prendras congé des Dieux foyers, protecteurs du toit paternel ; car demain l’aurore porte-safran ne se sera pas plutôt jetée des bras de Tithon dans ceux de Céphalée qu’il te faudra fier à la discretion de Neptune guide-nefs. C’est à Venise où je t’envoie :  m’a mandé qu’étant orbe d’hoirs mâles, il avait besoin d’un personnage, sur la fidélité duquel il pût se reposer du maniement de ses facultés. Puis donc que tu n’as jamais voulu t’abreuver aux marais fils de l’ongle du cheval emplumé, et que la lyrique harmonie du savant meurtrier de Python n’a jamais enflé ta parole, essaye si, dans la marchandise, Mercure aux pieds ailés te prêtera son caducée. Ainsi, le turbulent Eole te soit aussi affable qu’aux pacifiques nids des alcyons ! Enfin, Charlot, il faut partir !

Charlot.

Pour où aller, mon père ?

Granger.

A Venise, mon fils.

Charlot.

Je vois bien, Monsieur, que vous voulez éprouver si je serais assez lâche pour vous abandonner, et par mon absence vous arracher d’entre les bras un fils unique. Mais, non père ; si vos tendresses sont assez grandes pour sacrifier votre joie à mon avancement, mon affection est si forte, qu’elle m’empêchera de vous obéir. Aussi, quoique vous puissiez alléguer, je demeurerai sans cesse auprès de vous, et serai votre bâton de vieillesse.

Granger.

Ce n’est pas pour prendre votre avis, mais pour vous apprendre ma volonté, que je vous ai fait venir. Donc, demain je vous emmaillote dans un vaisseau, pendant que l’ait est serein ; car, s’il venait à nébuliser, nous sommes menacés, par les Centuries de Nostradamus, d’un temps fort incommode à la navigation.

Charlot.

C’est donc sérieusement que vous ordonnez de ce voyage ? Mais apprenez que c’est ce que je ne puis faite, et que je ne ferai jamais.

Cf. Œuvres comiques, galantes et littéraire de Cyrano de Bergerac, Paris, 1858 pp. 232 – 250.

Scène VI.

Fleury, Granger, Paquier.


Fleury.

Eh bien, mon cousin, notre laboureur est-il arrivé ? Ferons-nous ce mariage ?

Granger.

Hélas ! mon cousin, vous êtes arrivé sous les prestigieux auspices d’un oiseau bien infortuné. Soyez toutefois le fatal arbitre de ma noire ou blanche destinée et le fidèle étui de toutes mes pensées. Ce riche gendre n’est pas encore venu ! Je l’attendait ici ; mais, lorsque je ne pensait vaquer qu’à la joie, je me vois investi des glaives de la douleur. Mon fils est fou, mon cousin ; le le pauvre enfant doit une belle chandelle à saint Mathurin.

Fleury.

Bon Dieu ! tantôt, comme je le caressais, il a voulu se jeter à mon visage, et dessiner è mes dépens le portrait d’un maniaque sur mes joues. Il grommelle, en piétinant, qu’il n’ira point à Venise. Oh, oh ! le voici ! Cachons-nous et l’écoutons.

Scène VII.

Charlot, Fleury, Granger, Cuistres.

Charlot.

Moi, j’irais à Venise ! et j’abandonnerais la chose pour laquelle seulement j’aime le jour ? J’irai plutôt aux enfers ! plutôt d’un poignard j’ouvrirai le sein de mon barbare père ! et plutôt, de mes propres mains, ayant choisi, son cœur dans un ruisseau de sang, j’en battrai les murailles !

Fleury.

Oh ! grand Dieu ! quelle rage !

Charlot.

Non, mon père, je n’y puis consentir.

Fleury, fuyant.

Liez-le, mon cousin, liez-le! Il ne faut qu’un malheur.

Granger.

Piliers de classes, tire-gigots, ciseaux de portions, exécuteurs de justice latine ! . Jetez-moi promptement vos bras achillains sur Microcosme erroné de chimières abstractives, et liez-le fort que Prométhée sur le Caucase.

Charlot.

Vous avez beau faire, je n’irai point !

Granger.

Gardez bien qu’il n’échappe, il ferait un haricot de nos scientifiques substance !

Charlot.

Mais, mon père, encore, dites-moi pour quel sujet vous traitez ainsi ! Ne tient-il qu’à faire le voyage de Venise pour vous contenter ? J’y suis tout prêt.

Granger.

Osez-vous attenter au tableau vivant de ma docte machine, goujats de Cicéron ? Songez à vous ; . Apprenez que j’en dis moins que je n’en pense, et que : .

Charlot.

Oui, mon père, je vous promets de vous obéir en toutes choses ; mais, pour aller à Venise, il n’y faut pas penser.

Granger.

Comment, frelons de collège, rouille de mon pain, gangrène de ma substance, cet obsédé n’a pas encore les fers aux pieds ? Vite, qu’on lui donne plus ‘entraves que Xerxès n’en mit à l’océan, quand il le voulut faire esclave !

Charlot.

Ah ! mon père, ne me liez point, je suis tout prêt à partir.

Granger.

Ah ! je le savais bien, que mon fils était trop bien morigéné pour donner chez lui passage à la frénésie. Va, mon dauphin, mon infant, mon Prince de Galles ! Tu seras quelque jour la bénédiction de mes vieux ans. Excuse un esprit prévenu de faux rapports ; je te promets en récompense d’allumer pour toi mon amour au centuple, dès tu seras là.

Charlot.

Où, là, mon père ?

Granger.

A Venise, mon fils.

Charlot.

A Venise, moi ? Plutôt la mort !

Granger.

Au fou, au fou ! ne voyez-vous pas comme il m’a jeté de l’écume en parlant ? Voyez ses yeux tout renversés dans sa tête ! Ah ! mon Dieu, faut-il que j’aie un enfant fou ! Vite ! qu’on me l’empoigne !

Charlot.

Moi, je n’y veux pas aller ? On vous fait accroire. Hélas ! mon père, tant s’en faut ! Toute ma vie j’ai souhaité avec passion de voir l’Italie, et ces belle contrées qu’on appelle le jardin du monde.

Granger.

Donc, mon fils, tu n’as plus besoin d’ellébore. Donc, ta tête reste encore aussi saine que celle d’un chou cabus après la gelée. Viens m’embrasser, viens, mon toutou, et va-t’en aussitôt chercher quelque chose de gentil et à bon marché, qui soit rare hors de Paris, pour en faire un présent à ton oncle ; car je vais tout à cette heure te retenir une place au coche de Lyon.

Scène VIII.

Charlot, seul.

Que de fâcheuse conjonctures où je me trouve embrassé ! Après toute ma feinte, il faut encrer ou abandonner ma maîtresse, c’est-à-dire mourir, ou me résoudre à vêtir un pourpoint de pierre : cela s’appelle Saint-Victor ou Saint-Martin.

Scène IX.

Corbineli, Charlot.

Corbineli.

Si vous me voulez croire, votre voyage ne sera pas long.

Charlot.

Ah ! mon pauvre Corbineli, te voilà ! Sais-tu donc bien les malheurs où mon père m’engage ?

Corbineli.

Il m’en vient d’apostropher tout le . Il vous envoie à Venise ; vous devez partir demain ; mais, pourvu que vous m’écoutiez, je pense que si le bonhomme, pour tracer le plan de cette ville, attend votre retour, il peut dès maintenant s’en tirer à la carte. Il vous commande d’acheter ici quelque bagatelle à bon marché, qui soit rare à Venise, pour en faire un présent à votre oncle ; c’est un couteau qu’il vient d’émoudre pour s’égorger. Suivez-moi seulement.

Cf. Œuvres comiques, galantes et littéraire de Cyrano de Bergerac, Paris, 1858 pp. 232 – 250.

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