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Le Pedant Joué

Acte IV

Scène première

Granger, Paquier, Corbineli.

Granger.

Tout est endormi chez nous d’un somme de fer ; tout y ronfle juqu’aux grillons et aux crapauds. Paquier, avance to échelle : mais que c’est bien pour moi l’échelle de Jacob puisqu’elle me va monter au paradis d’Amour.

Paquier.

Je crois que voici la maison … Ah ! je suis mort ! c’est ma faute, je ne lui avais pas donné assez de pied. (Il tombe, ayant appuyé son échelle sur le dos de Corbineli.)

Granger.

Monte encore un coup pour voir si elle est bien appuyé. (Il l’y met encore et monte.)

Paquier.

J’ai peur d’avoir donné trop de pied. Comment, je ne rencontre point de mur ! (Il nage de bras dans la nuit pour toucher le mur.) Notre machine tiendrait-elle bien toute seule ? Domine, plantez vous-même votre échelle, je n’y oserais plus toucher.

Granger.

Vade retro, mauvaise bête ;je l’appliquerai bien moi-même. Je pense que j’y suis, voici la porte ; je la connais aux clous, sur chacun desquels j’ai composé jadis maintes bonnes épigrammes. Scande, pour essayer si elle est ferme.

Paquier.

Ah ! misérable que je suis ! on vient d’arracher les dents à mon échelle. (Corbineli transpose l’échelle d’un côté et d’autre avec tant d’adresse que Paquer, faisant aller sa main à droite et à gauche, frappe toujours un des côtés de l’échelle sans trouver d’échelons.) Miséricorde ! mon échelle vient d’enfanter. Qui l’aurait engrossie ? Ne serait-ce point moi, car j’ai monté dessus ? Mais quoi ! l’enfant est déjà aussi gros que la mère.

Granger.

Tais-toi, Paquier ! J’ai vu tout à l’heure passer je ne sais quoi de noir. C’est peut-être une de ces larves au teint noir dont nous parlions tantôt qui vient pour m’effrayer ?

Paquier.

Domine, on dit que, pour épouvanter le diable, il faut témoigner du cœur ; toussez deux ou trois fois, vous vous rassurez. (Granger tousse.)

Granger.

Qui es-tu ?

Paquier.

Un peu plus haut.

Granger.

Qui es-tu ?

Paquier.

Encore plus fort.

Granger.

Qui es-tu donc ?

Paquier.

Chantez un peu pour vous rassurer. (Granger chante.) Bon ; fort. Faites accroire au spectre que vous ne le craignez point. Domine, c’est un diable huguenot car il ne se soucie point de la croix.

Granger.

Il a peur lui-même car il n’ose parler. Mais, Paquier, ne serait-il point mon ombre ? car elle est vêtu tout comme moi, fait tous mes même gestes ; recule quand j’avance, avance quand je recule. Il faut que je m’éclaircisse. Notre-Dame ! elle me frappe ! (Il donne un coup et Corbineli le lui rend ; Corbineli entre vitement avec un passe-partout et Granger court après pour entrer aussi.)

Paquier.

Monsieur, il se peut faire que les ombres de la nuit, étant plus épaisse que celles du jours sont, aussi plus robustes et qu’ainsi elles pourraient frapper les gens. Entrez, voilà la porte ouverte.

Granger.

Ma foi, l’ombre est plus habile que moi. Ecoutez donc ! Me voici, c’est moi !

Paquier.

Non, vraman da, ce n’est pas mon maître qui est chez vous, ce n’est que son ombre. Que diable, Monsieur, votre ombre est-elle folle de marcher devant vous et d’entrer toute seule en un logis où elle ne connaît personne ? Oh ! assurément que nous nous semmes trempés car, si c’était une ombre, la lune l’aurait faite et cependant la lune ne luit pas. Hélas ! profecto, je le viens de trouver ; nous en étions bien loin. C’est votre âme car ne vous souvient-il pas qu’hier vous la donnâtes à Mademoiselle Genevote ? Or, n’étant plus à vous, elle vous aura quitté ; cela est bien visible puisque nous la rencontrons en chemin qui s’y en va. Ah ! perfide âme, vous ne deviez pas trahir un docteur de la façon ! Ce qu’il en avait dit n’était qu’en riant ; cependant vous l’abandonnez pour une niaiserie ! … Je m’en vais bien voir si c’est ele ; car, si ce l’est, peut-être qu’en la flattant un peu, elle se repentira de sa faute. Je t’adjure, par le grand Dieu vivant de me dire qui tu es.


Corbineli. (par la fenêtre)

Je suis le grand diable Vauvert. C’est moi qui fais dire la patenôtre du loup ; qui noue l’aiguillette aux nouveaux mariés ; qui fais tourner les sas ; qui pétris le gâteau triangulaire ; qui rends invisible les frères de la Rose-Croix ; qui dicte aux rabbins la cabale et le talmud ; qui donne la main de la gloire, le trèfle à quatre, la pistole volante ; le gui de l’an neuf, l’herbe de fourvoiement, la graine de fougère, le parchemin vierge, les gamahés, l’emplâtre magnétique. J’enseigne la composition des brevets, des sorts, des charmes, des sigilles, des caractères, des talismans, des images, des miroirs, des figures constellées. Je prêtai à Socrate un démon familier ; je fis voir à Brutus son mauvais génie ; j’arrêtai Drusus, à l’apparition d’un lutin ; j’envoie le démons familiers, les esprits, les martinets, les gobelins, le moine-bourru, le loup-garou, la mule-ferrée, le marcou, le cauchemar, le roi Hugon, le connétable, les hommes noirs, les femmes blanches, les ardents, les lémures les farfadets, les ogres, les larves, les incubes, les succubes, les lamies, les fées, les ombres, les mânes, les spectres, les fantômes. Enfin, je suis le Grand Veneur de la forêt de Fontainebleu.

Gareau.

Ah ! Paquier, qu’est ceci ?

Paquier.

Voilà un démon qui n’a pas eu toute sa vie les mains dans ses pochettes.

Que c’est un diable femelle puisqu’il a tant de caquet.

Granger.

En effet, je crois qu’il n’est pas méchant ; car j’ai remarqué qu’il ne nous a dit mit, jusqu’à ce qu’il s’est vu armé d’un corselet de pierre.

Granger.

Ma foi, Monsieur, ne craignez point les diables, jusqu’à ce qu’ils vous emportent. Pour moi, je ne les appréhende que sur les épaules des femmes.

Scène II

La Tremblaye, Granger, Paquier, Chateaufort.

La Tremblaye.

Aux voleurs ! aux voleurs ! Vous serez pendus, coquins ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous vous en mêlez. Peuple, vous n’avez qu’à chanter le Salve : le patient est sur l’échelle.

Paquier.

En mourra-t-il, Monsieur ?

La Tremblaye.

Seigneur, ayez donc pitié de l’âme de feu mon pauvre maître Nicolas Granger : si vous ne le connaissez, Seigneur, c’est ce petit homme qui avait un chapeau à grand bord et un haut-de-chausse à a culotte.

Granger.

Au secours, Monsieur de Chateaufort ! C’est votre ami Granger que La Tremblaye veut poignarder !

Châteaufort, (par la fenêtre.)

Qui sont les canailles qui font du bruit là-bas ? Si je descends, je lâcherai la bride aux parques.

La Tremblaye.

Soldats qu’on leur donne les osselets !

Ah ! Monsieur de Château-très-fort, envoyez de l’arsenal de votre puissance la foudre craquelante sur la témérité criminelle de ces chétif myrmidons !

Châteaufort, (descendu sur le théâtre.)

Vous voilà donc, marauds ! Hé ! ne savez-vous pas qu’à ces heures muettes, j’ordonne à toutes choses de se taire. Hormis à ma renommée ! Ne savez-vous pas que mon épée est faite d’une branche des ciseaux d’Atropos ? Ne savez-vous pas que si j’entre, c’est par la brèche ; si je sors, c’est du combat ; si je monte, c’est dans un trône ; si je descends, c’est sur le pré ; si je couche, c’est un homme par terre ; si j’avance, ce sont mes conquêtes ; si je recule, c’est pour mieux sauter ; si je joue, c’est au Roi dépouillé ; si je gagne, c’est une bataille ; si je perds, ce sont mes ennemis ; si j’écris, c’est un cartel ; si je lis, c’est un arrêt de mort ; enfin, si je parle c’est par la bouche d’un canon ? Donc, pendard, tu savais ces choses et tu n’as pas redouté mon tonnerre ? Choisis toi-même le genre de ton supplice ; mais dépèche-toi de parler car ton heure est venue.

La Tremblaye.

Ah ! quelle frénésie !

Granger.

Monsieur de Châteaufort, a minori ad majus. Si vous traitez de la sorte un malheureux que feriez-vous à votre rival ?

Châteaufort.

Mon rival ! Jupiter ne l’oserait être avec impunité.

Granger.

Ce grimaud, ce fat, ce farfadet ! Docteur, vous avez grand tort : je l’allais faire mourir avec douceur ; maintenant que ma bile est échauffée sans vous mettre au hasard d’être accablé du ciel qui tombera de peur, je ne le saurais punir. N’avez-vous point su cet estramaçon dont les siècles ont tant parlé ? Certain fat avait marché dans mon ombre, mon tempérament s’en alluma, je laissai tomber celui de mes revers qu’on nomme l’archi-épouvantable avec un tel fracas que, le vent seul de ma tueuse ayant étouffé mon ennemi, le coup alla foudroyer de carrße qu’il était, s’en ramassa tout en une boule ; les Cieux en virent plus de cent mille étoiles ; la terre en demeura immobile ; l’air en perdit le vent ; les nues en pleurèrent ; Iris en prit l’écharpe ; le soleil en courut comme un fou ; la lune en dressa les cornes ; la canicule en enragea ; le silence en mordit ses doigts ; la Sicile en trembla ; le Vésuve en jeta feu et flamme ; les fleuves en gardèrent le lit ; la nuit en porta le deuil ; les fous en perdirent la raison ; les chimistes en gagnèrent la pierre ; l’or en eut la jaunisse ; la crotte en sécha sur le pied ; le tonnerre en gronda ; l’hiver en eut le frisson ; l’été en sua ; l’automne en avorta ; le vin s’en aigrit ; l’écarlate en rougit ; les Rois en eurent échec et mat ; les cordeliers en perdirent leur latin ; et, les noms grecs en vinrent en duel.

La Tremblaye.

Pour éviter un semblable malheur, je vous fais commandement de me suivre. Allons, Monsieur l’archi-épouvantable, je vous fais prisonnier à la requête de l’univers.

Châteaufort.

Vous voyez, docteur, pour n vous pas envelopper dans le désastre de ce coquin, j’ai pu me résoudre à lui pardonner.

Scène III

Manon, Granger, Paquier, La Tremblaye,

Câteaufort.

Manon.

Ah ! Monsieur de la Tremblaye, mon cher Monsieur, donnez la vie à mon père et je me donne à vous ! Bon Dieu ! j’étais dans le collège attendant qu’il fût arrivé pour fermé les portes de notre montée lorsque j’ai entendu un grand bruit dans la rue. Le cœur m’a dit qu’indubitablement, il avait eu quelque mauvaise rencontre. Hélas ! mon bon ange ne m’avertit point à faux ! Il est vrai, Monsieur, qu’il mérite la mort d’avoir été surpris en volant votre maison ; mais je sais bien aussi que tous les gentilshommes son généreux, et tous les généreux pitoyable. Vous m’avez autrefois tant aimée : ne puis-je en devenant votre femme, obtenir la grâce de mon père ? Si vous croyez que ceci soit dit seulement pour vous amuser, allons consommer notre mariage pourvu qu’auparavant vous me promettiez de lui donner la vie. Encore qu’il ne témoigne pas d’y consentir, excusez-le, Monsieur ; c’est qu’il a le cœur un peu haut et tout homme courageux ne fléchit pas facilement ; mais, pour lui sauver la vie, je ferais bien pis que de lui désobéir.

Granger.

O Dieux ! quelle fourbe ! Sans doute la misérable est d’intelligence avec son traître d’amoureux. Non, non, ma fille, non, vous ne l’épouserez jamais.

Manon.

Ah ! Monsieur de La Tremblaye, arrêtez ! Je connais à vos yeux que vous l’allez tuer. Bon Dieu ! faut-il voir massacrer mon père devant moi ou mourir ignominieusement par les mains de la justice ? Donc, à l’âge où je suis, il faut que je perde mon père ? Eh ! pour l’amour de Dieu, mon père, mon pauvre père, sauvez-vous sauvant la vie et l’honneur à vos enfants. Vous voyez que La Tremblaye est un brutal qui nbe vous pardonnera jamais si vous ne devenez son beau-père ? Pensez-vous que votre mort ne me touche point ? O Dame, si est. Sachez que je ne vous survivrais guère et que même pour vous sauver d’un péril encore moindre que celui-ci je ne balancerais point de me prostituer ; à plus forte raison pour vous sauver du gibet n’ayant qu’à devenir la femme d’un brave gentilhomme, pourquoi ne le ferais-je pas ?

Granger.

Quo vertam, mes amis, l’optique de ma vue et de mes espérances ? C’est à vous, Monsieur de La Tremblaye. Ne reminiscaris delicta nostra. Je me reposais sur la protection de Châteaufort et je croyais que ce tranche-montagne…

Châteaufort.

Que diable voulez-vous que je fasse ? Perdrai-je tous les hommes pour un ?

Granger.

Oserais-je en ce piteux état vous offrir ma fille et demander votre sœur ? Je sais que, si vous ne détournez les yeux de mes fautes, je cours fortune de rester un pitoyable raccourci des catastrophes humaines.

La Tremblaye.

Désirer cela, c’est me le commander. Mais, n’oublions pas à punir ce grotesque Rodomont de son impertinence. (La Tremblaye frappe et Châteaufort compte les coups.)

Châteaufort.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze douze … Ah ! le rusé qu’il a fait sagement ! S’il en eût donné treize, il était mort !

La Tremblaye.

Voilà pour vous obliger à ce meurtre. (Il le jette à terre d’un coup de pied.)

Châteaufort.

Aussi bien, me voulais-je coucher.

La Tremblaye.

Allons chez nous passer l’accord.

Granger.

Entrez toujours, je vous suis. Je demeure ici un moment pour donner ordre que nous ayons de quoi nous ébaudir.

Scène IV

Granger, Paquier, Corbineli.

Granger.

Paquier, va-t’en subito m’accerser les confrères d’Orphée. Mais, d’abord que tu leur auras parlé, reviens et amène-les ; car c’est un lieu où je te défends de prendre racine encore que la viande aérée de ces messieurs, aussi bien que le chef de Méduse, ait droit de te pétrifier ou t’immobiliser par la même force dont usa le violon thracien pour tenir les bêtes pendues à son harmonie. Pour toi, Corbineli, je te pardonne ta fourbe, en faveur de ma conjonction matrimoniale.

Corbineli.

Monsieur, c’est aujourd’hui Sainte-Cécile. Si Paquier ne trouve leurs maisons aussi vides que leurs instruments, je veux devenir as de pique. Et puis, le pauvre garçon a bien des affaires : il doit aller en témoigne.

Granger.

En témoignage ! et pourquoi ?

Corbineli.

Un homme de son pays fut hier déchargé de ce fardeau qui n’est jamais plus léger que quand il pèse beaucoup. Des coupe-jarrets l’attaquèrent ; l’autre cria ; mais ses cris ne furent autre chose que l’oraison funèbre de son argent : ils lui ôtèrent tout, jusqu’à ne lui laisser pas même la hardiesse de les poursuivre. Il soupçonne de son hôte d’avoir été de la cabale ; l’hôte soutient qu’il n’a point été volé et prend Paquier à témoin qui s’est offert à lui.

Granger.

Eh bien, Paquier que diras-tu par ta foi quand tu seras devant le juge ?

Paquier.

« Monsieur, dirai-je en levant la main, j’étendis, comme je dormais bien fort, du monde dans notre rue crier tout bas tant qu’il pouvait : Aux voleurs ! Dame, je me levai sans me grouiller, je mis mon chapeau dans ma tête, j’avalais mon châssis, je jetai ma tête dans la rue, et, comme je vis que je ne vis rien, je m’en retournai coucher tout droit. » Mais, Domine, au lieu de m’envoyer quérir des baladins, il serait bien plus méritoire et bien plus agréable à Dieu de me faire habille. Quelle honte sera-ce qu’on me voie aux noces fait comme un gueux sachant que je suis à vous ? Induo vesto Petrum dic aut vestem induo Petro ; je m’appelle Pierre, Monsieur.

Granger.

Tu peux donc bien te résoudre à rogner un morceau de l’arc-en-ciel car je ne sache point d’autre étoffe payée au marchand pour te vêtir. La lune six fois n’a pas rempli son croissant depuis la maudite journée que je te caparaçonnai de neuf.

Paquier.

Monsieur, saepe quidem docti repetunt bene praepositturam. C’est-à-dire que toute la nature vous prêche avec Jean Despautères de m’armer tout de nouveau d’un bon lange de bure.

Granger.

Va, console-toi, la pitié me surmonte, je te ferai bientôt habiller comme un pape. Premièrement, je te donnerai un chapeau de fleurs, une laisse de chiens courants, un panache de cocu, un collet de mouton, u pourpoint de tripe-Madame, un haut-de-chausse de rats en paille, un manteau de dévotion, des bats d’âne, des chausses d’hypocras, des bottes d’escrime, des aiguillons de la chair ; bref, un chemise de chartre qui te durera longtemps car je suis assuré que tu la doubleras d’un buffle. Cependant, Corbineli, tu vois un pirate d’amour : c’est sur cette mer orageuse et fameuse que j’ai besoin pour guide du phare de tes inventions. Certaine voix secrète me menace au milieu de mes joies d’un brisant d’un banc ou d’un écueil. Penses-tu que ma maîtresse revoie mon fils sans rallumer des flammes qui ne sont pas encore éeintes ? Ah ! c’est une plaie nouvellement fermée qu’on ne peut toucher sans la rouvrir. Toi seul peux démêler les sinueux détours d’un si léthifère dédale ; tpi seul peux devenir l’Argus qui me conservera cette Io. Fais donc, je te supplie, toi qui es l’astre et la constellation de mes félicités que mon fils ne soit plus rétrograde à ma volonté. Mais, si tu veux que l’embryon de tes espérances devenant le plastron de mes libéralités, fasse métamorphoser ta bourse en un microcosme de richesse, et ta poche en corne d’abondance ; fais, dis-je que mon coquin de fils prenne un verre au collet de si bonne sorte qu’ils en tombent tous deux sur le cul. Je présage un sinistre succès à mes entreprises s’il assiste à cette fête : c’est pourquoi enfonce-le dans un cabaret où le jus des tonneaux le puisse entretenir jusqu'à demain matin. Voici de l’or, voici de l’argent ; regarde si, par un prodige surnaturel, je ne fais pas bien dans ma poche conjonction du soleil et de la lune sans éclipse. Prends, ris, bois, mange, et surtout fais-le trinquer jusqu'à l’ourlet ! Qu’il en crève, n’importe ! Ce ne sera que du vin perdu.

Corbineli.

Le voici, comme si Dieu le devait. Permettez que je lui parle un peu particulièrement car votre mine effarouchante ne l’apprivoiserait pas.

Scène V.

Corbineli, Granger le jeune, Paquier.

Je vous allais chercher. Vous ne savez pas ? On vient de condamner votre raison à mort. En voulez-vous appeler ? J’ai moi-même reçu les ordres de vous enivrer ; mais, si j’en suis cru, vous blesserez votre ennemi de sa propre épée. Il prétend, le pauvre homme, faire tantôt les noces de votre sœur avec Monsieur de La Tremblaye et le contrat des siennes avec Mademoiselle Genevote. Craignant donc que votre présence n’apportât beaucoup d’obstacles à la perfection de ses desseins, il m’a donné charge de vous soûler au cabaret ; et je trouve, moi, que c’est un acheminement le meilleur du monde pour l’exécution de ce que je vous ai tantôt mandé par celui que je vous ai envoyé.

Granger le jeune.

Quoi ! pour contrefaire le mort ?

Corbineli.

Oui, car je lui persuaderai que, dans l’écume du vin, vous avez pris querelle, que… (Il lui parle bas à l’oreille.) Mais vite, allez promptement étudier vos postures ; nous amuserons cependant, Paquier et moi, votre père, pour donner du temps à votre feinte ivrognerie. Venez ici même représenter votre personnage et nous lui ferons accroire qu’en suite votre querelle…

Scène VI

Corbineli, Granger, Paquier.

Oh ! Monsieur, je ne sais ce que vous avez fait à Dieu, mais il vous aime bien. Votre fils est à la Croix blanche avec deux ou trois de vos pensionnaires qui le traitent. Il n’aura pas ajouté quatre verres de vin à ceux qu’il a pris que nous lui verrons la cervelle tournée en zodiaque.

Paquier.

Avouez, Monsieur, que Dieu est bon ; voilà sans doute la récompense de la messe que vous lui fîtes dire il n’y a que huit jours.

Scène VII

La Trmblaye, Granger, Corbineli, Paquier.

La Tremblaye.

Je vous venais quérir, on n’attend plus que vous.

Granger.

J’entrais au moment que vous êtes sorti. Mais, ma foi, mon gendre, si nos conviés sont infectés du venin de la tarentule, ils chercheront pour aujourd’hui d’autres médecins que les sectateurs d’Amphion et le goulu Saturne eût bien pu dévorer Jupiter, si les Curètes eussent entonné leurs charivaris aussi loin d’Ida que ces Luthériens égratigneront leurs chanterelles procul de nos pénates. Mais, au lieu de ce débat, j’ai pourpensé d’exhiber un intermède de Muses fort jovial. C’est l’effort le plus argut qu’on puisse fantasier. Vous verrez mes grimauds scander les échines du Parnasse têtu avec des pieds de vers ; tantôt, à coups d’Ergo, déchirer le visage aux erreurs populaires ; Nunc, à Pégase faire litière de fleurs de rhétorique ; Hinc, d’un fendant tiré par l’hexamètre sur les jarrets du pentamètre, le rendre boiteux pour sa vie ; Illinc autem, un de mes humanistes avec un boulet d’étopée passer au travers des hypocondres d’ignorance ; celui-ci, de la carne d’une période, fendre au discours démembré le crâne jusqu’aux dents ; un autre denique, à force de pointes bien aiguës, piquer les épigrammes au cul.

La Tremblaye.

Je vous conseille de prendre là-dessus le conseil de Corbineli ; il est italien ; ceux de sa nation jouent la comédie en naissant ; et, s’il est né jumeau, je ne voudrais pas gager qu’il n’ait farcé dans le ventre de sa mère.

Granger.

Oh ! oh ! j’aperçois mon fils ivre.

Corbineli.

Hélas ! Monsieur, il a tant bu que je pense qu’il ferait du vin à deux sous en soufflant dans une aiguière d’eau.

Scène VIII

Granger le jeune, Granger le père, La Tremblaye.

Corbineli, Paquier.

Granger le jeune.

L’hôtesse, je ne vous dois rien, je vous ai tout rendu. Miracle, miracle ! je vois des étoiles en plein jour. Copernic a dit vrai, ce n’est pas le ciel, en effet, c’est la terre qui tourne. Ah ! que n’étais-je grue depuis la tête jusqu’au pieds, j’aurais goûté ce nectar le long temps qu’il aurait été à baigner le long tuyau de cette gorge. Corbineli, dis-moi, suis-je bien enluminé à ton avis ? Si mon visage était un calendrier, mon nez rouge y marquerait bien la double fête que je viens de chômer. Cà, çà, courage, mon bréviaire est à demi dit ; j’ai commencé à Gaudeamus, et j’en suis à Laetatus sum. Garçon, encore chopine, et puis plus : blanc ou clairet, il n’importe ! mais qu’ils demeurent en paix car, à la première querelle, je les mets hors de chez moi. C’est pour s’être enivrés de blanc et de clairet que la rose et le lis sont rois des autres fleurs. Vite donc, haut le coude ! Dans la soif où je suis, je te boirais, toi, ton père et tes aïeux, s’ils étaient dans mon verre. Buvez toujours, compagnons, buvez toujours ; vous ne sauriez rien perdre : on donne à la Croix blanche douze rubis pour la valeur d’une pinte de vin. En effet, voyez un peu comme on devient riche à force de boire : je pensais n’avoir qu’une maison tantôt, j’en vois deux maintenant. C’est la vertu du vin qui fait tous ces prodiges. Sans mentir, Démocrite était bien fou de croire que la vérité fût dans un puits ; n’avait-il pas ouï dire in vino veritas ? Mais lui qui riait toujours, il pouvait bien ne l’avoir dit qu’en riant. Nature en sera bernée ; elle qui nous a donné à chacun deux bras, deux pieds, deux mains, deux oreilles, deux yeux, deux naseaux, deux rognons et deux fesses, ne nous aura donné qu’une bouche ? Encore, n’est-elle pas tout à fait destinée à boire : nous en mangeons, nous en baisons, nous en crachons et nous en respirons. Ah ! qu’heureuse entre les Dieux est la renommée d’avoir cent bouches ! c’est pour s’en bien servir que la mienne ne dit mot ; car, sympathisant à mon humeur, elle boit toujours sans relâche et mange tout jusqu’à ses paroles. La Parque fera bien de me laisser longtemps sur la terre car, si elle me mettait dedans, s’y boirais tout le vin avant qu’il fût en grappe. Point d’eau, point d’eau, si ce n’est au moulin, non plus que de ces vendanges qui se font à coups de bâton. La seule pensée m’en fait serrer les épaules : fi de la pomme et des pommiers !

Granger.

Une pomme, en effet, ligua les Dieux l’un contre l’autre ; une pomme ravit la femme à Ménélas ; une pomme d’un grand empire ne fit qu’un peu de cendre ; une pomme fit du Ciel un hôpital d’insensés ; une pomme fit à Persée égorger trois pauvre filles ; une pomme empêcha Prosperine de sortir des enfers ; une pomme mit en feu la maison de Théodose ; enfin, une pomme a causé péché de notre premier père et, par conséquent, tous les maux du genre humain.

Granger le jeune.

Que vient faire ici ce Neptune avec sa fourche ? Contente-toi d’avoir, par ton eau rouge, attrapé Pharaon. Le bon nigaud, surpris par la couleur, te prenant pour du vin, te but et se noya. Cà, compère eu trident, c’est trop faire des tiennes ; tu boiras en eau douce aussi bien que ton recors de Triton que voilà.

Paquier.

Voyez-vous, Monsieur l’ivrogne, je ne suis point recors, je suis homme de bien.

Granger le jeune.

Quoi, tu me répliques, crapaud de mer ! (Il le frappe et Granger le père s’enfuit.)

Paquier.

Oh ! ma foi, je dirai tout.

Scène IX

La Tremblaye, Granger le jeune.

La Tremblaye.

Marchez, mrchez, il faut bien que la passion éborgne étrangement votre bon père car il était bien aisé de juger que ni vos yeux, ni vos gestes, ni vos pensées, ne sentaient point le vin. Mais encore, je n’ai pas su que vous prétendez par cette galanterie ?

Granger le jeune.

Je vous l’apprendrai chez vous.

© André & Frank Hagemann - Villa-Anemone.fr 2012