Scène II.
Tibère, Sejanus, Agrippine, Cornélie.
Tibère.
Quoi barbare! Vouloir ton père assassiner
Au moment glorieux qu’il te va couronner ?
N’appréhende-tu point, âme fière, âme ingrate,
Qu’au feu de mon amour ta lâcheté n’éclate,
Et qu’en l’air cette main qui m’assassinera,
Ne rencontre la main qui te couronnera ?
Agrippine ?
Moi, Seigneur ?
Tibère.
Toi, perfide !
Agrippine.
Enfin qui le dépose ?
Tibère.
Demande à Sejanus, il en sait quelque chose.
Sejanus.
Il était présent, Madame, à ce triste rapport.
Tibère.
D’où vient qu’à ce discours tu te troubles si fort ?
Agrippine.
Pour paraître innocente, il faut être coupable.
D’une prompte réplique on est bien plus coupable,
Parce que l’on apporte au complot déclaré,
Contre l’accusateur un esprit préparé.
Tibère.
Défends, défends-toi mieux.
Agrippine.
Je pourrais l’entreprendre :
Mais je t’offenserais si j’osais me défendre,
Ce serait une preuve à la postérité,
Que ta mort était juste et pleine d’équité,
Si ton cœur témoignait par la moindre surprise,
Soupçonner ma vertu de l’avoir entreprise,
Je veux donc à ta gloire épargner cet affront,
Agrippine, César ? attenter sur ta vie,
Non, tu ne le crois pas, mais ce monstre d’envie,
Dont le souffle ternit la candeur de ma foi,
A sans doute aposté des témoins contre moi :
Car tout Rome connaît qu’il veut par ma ruine,
Elever sa maison sur celle d’Agrippine.
Tibère.
Tout ce déguisement ne te peut garantir,
Ton jour est arrivé, superbe, il faut partir,
Et l’état en péril a besoin de ta tête.
Agrippine.
Faut-il tendre le col ? qu’on frappe, je suis prête,
Tibère étant ici, je vois l’exécuteur :
Mais apprends-moi mon crime et mon accusateur ?
Tibère.
Tu débauches le peuple à force de largesses,
Tu gagnes dans le camp mes soldats par promesses,
Tu parais en public, tu montes au Sénat,
Tu brigues pour les tiens les charges de l’Etat.
Agrippine.
Tibère ne reproche à mon âme royale,
Que d’être généreuse, affable et libérale,
Et comme criminelle, à mort il me poursuit.
Tibère.
La vertu devient crime en faisant trop de bruit.
Agrippine.
Elle passe du moins pour cela sous ton règne.
Tibère.
Mon amour paternel à tes fils le témoigne.
Agrippine.
Cet amour paternel les a tous glorieux,
Elevés de la table, à la table des Dieux :
Et de si beaux festins tu régales les nôtres,
qu’après ceux de Tibère il n’en goûtent plus d’autres.
Tibère.
Romains, j’ai la bonté d’être le protecteur
De celle qui me tirent pour un empoisonneur,
Je suis enfant d’Auguste.
Agrippine.
Il m’en soutient, Tibère,
Tu naquis en ce temps qu’à mon bienheureux père,
Toute chose à l’envie succédant à la fois,
Fortune lui donnait des enfants à trois mois.
Tibère.
Si je ne tiens de lui le jour que je respire,
Au moins, comme à son fils, il m’a laissé l’empire,
Et ce sage empereur nous rendit par son choix,
Toi l’esclave soumis, moi le maître des lois.
Agrippine.
Ne fais point vanité d’un choix illégitime,
Son orgueil te choisit, et non pas son estime,
Il te donna l’empire, afin que l’Univers
Regrettât le malheur d’avoir changé ses fers.
Tibère.
Parricide, ton père épreuve ton audace :
Agrippine.
Tu respecte mon père en détruisant sa race,
Tu lui bâtis un temple, et consacrant ce lieu,
Tu n’y fais immoler que les parents du Dieu ;
Ce n’est pas dans le tronc d’une idole muette,
Que repose son âme et sa forme secrète,
C’est dans moi, c’est dans ceux qui sortent de mon flanc,
Et qui s’y sont formés de son céleste sang ;
Ne crois pas mes douleurs de criminelles fautes,
Que pousse le regret du sceptre que tu m’ôtes :
C’est d’entendre gémir l’écho d’un vain cercueil,
Une ombre désolée, une image parlante,
Qui me tire la robe avec sa main tremblante ;
Un fantôme tracé dans l’horreur de la nuit,
Que j’entends sangloter au chevet de mon lit,
Le grand Germanicus, dont les Manes plaintives,
M’appellent pour le suivre, aux infernales rives,
Et de qui quand je dors, d’un pas rempli d’effroi,
Le spectre soupirant vient passer devant moi :
Je te suis, mon époux, mais j’attends pour descendre ;
Que j’aie réchauffé de sang ta froide cendre,
Aux pieds de ta statue immolé ton bourreau,
Et de son corps sanglant rempli ton vain tombeau,
Que si le Ciel injuste est sourd à ma requête….
Tibère.
Ton bras, à son défaut, attaquera ma tête.
Agrippine.
Qui m’empêche, tyran, si c’était mon dessein,
(elle tire un poignard qu’elle jette aux pieds de l’empereur.)
de plonger tout à l’heure un poignard dans ton sein ?
mais vis en sûreté, la veuve d’un alcide
rougirait de combattre un monstre si timide.
Tibère.
En découvrant ainsi ta noire intention,
Et travaillant toi-même à ta conviction,
Tu t’épargne la gêne.
Agrippine.
Ah ! si je suis blâmable
Mon orgueil, non pas moi, de mon crime est coupable,
Et mon cœur échauffé de ce sang glorieux,
Qui se souvient encor d’être sorti des Dieux ;
Au nom de parricide, ardent et plein de flamme,
Tâche par son transport d’en repousser le blâme,
Et sans voir que mon prince est mon accusateur,
Il révolte ma voix contre mon empereur.
Tibère.
Ah ! si mon sang t’émeut il mérite grâce,
L’orgueil n’est pas un crime aux enfants de ma race :
Mais comme d’un soupçon la noirceur s’effaçant,
Laisse encor quelque tâche au nom de l’innocent,
De peur que trop de jour dessillant ma paupière,
Dans mon cœur malgré moi jette de lumière,
J’abandonne des lieux, où je crains de trop voir,
Reste ici par mon ordre avec plein pouvoir.
Pour ton fils je l’emmène, il sera dans Caprée
De notre intelligence une chaîne assurée.
La mollesse de Rome énerve un jeune esprit, Et sa fleur sans éclore en boutons s’y flétrit.
|