Scène IV.
Livilla, Furnie.
Livilla.
Hé ! bien, Furnie ; hé ! bien ? le voilà ce grand jour,
Dont la lumière éteinte éteindra mon amour :
Mais elle m’abandonne et n’oserait m’étendre
Déjà de mon destin chacun se veut dépendre,
Et comme si des morts j’avais subi la loi,
Les vivants ont horreur de s’approcher de moi.
Scène V.
Livilla, Sejanus, Nerva.
Livilla.
Enfin sur le penchant de ta proche ruine,
Ni l’amour de César, ni l’amour d’Agrippine,
Ni pour tes intérêts tout le peuple assemblé,
Ni l’effort du parti dont notre aigle a tremblé,
Ne peuvent racheter ni garantir ta tête
Du tonnerre grondant que ma vengeance apprête :
Ton trépas est juré, Livilla l’entreprend,
Et la main d’une femme a fait un coup si grand.
Sejanus.
Nous devant assembler sous la loi d’hyménée,
Me pouvais-je promettre une autre destinée ?
Vous êtes trop savante à perdre vos époux,
On se joint à la mort, quand se joint à vous.
Livilla.
Ton amour m’enseigne ce crime abominable,
Peut-on être innocent lors qu’on aime un coupable ;
J’eus recours aux forfaits pour t’attacher à moi,
Tu n’épouseras point Livilla malgré toi ;
Mais Agrippine aussi ne sera point ta femme,
Ne pouvant étouffer cette ardeur qui t’enflamme
Sans t’arracher la vie, où loge ton amour
J’ai mieux aimé barbare en te privant du jour,
Précipiter le col de mon heure fatale,
Que de te voir heureux aux bras de ma rivale.
Sejanus.
La mort, dont vous pensez croître mon désespoir,
Délivrera mes yeux de l’horreur de vous voir :
Nous serons, est-ce un mal dont je tremble ?
Livilla.
Tu te trompes encor, nous partirons ensemble :
La parque au lieu de rompre allongera nos fers ;
Je t’accompagnerai jusque dans les enfers :
C’est dans cette demeure à la pitié cachée,
Que mon ombre sans cesse à ton ombre attachée,
De son vol éternel fatiguera tes yeux,
Et se rencontrera pour ta peine en tous lieux,
Nous partirons ensemble, et d’une égale course
Mon sang avec le tien ne fera qu’une source,
Dont les ruisseaux de feu par un reflux commun
Pêle-mêle assemblés et confondus en un,
Se joindront chez les morts d’une ardeur si commune,
Que la parque y prendra nos deux âmes pour une,
Mais Agrippine vient, ses redoutables yeux Ainsi que de ton cœur me chassent de ces lieux.
Scène VI.
Agrippine, Sejanus, Nerva.
Agrippine.
Demeure, Sejanus, on te l’ordonne, arrête :
Je te viens annoncer qu’il faut perdre la tête ;
Rome en foule déjà court au lieu de la mort.
Sejanus.
D’un courage au dessus des injures du sort,
Je tiens qu’il est si beau de choir pour votre cause,
Qu’un si noble malheur borne tout ce que j’ose ;
Et déjà mes travaux sont trop bien reconnus,
S’il est vrai qu’Agrippine ait pleuré Sejanus.
Agrippine.
Mois pleurer Sejanus ? Moi te pleurer perfide ?
Je verrai d’un œil sec la mort d’un parricide :
Je voulais, Sejanus, quand tu t’offris à moi,
T’égorger par Tibère, ou Tibère par toi,
Et feignant tous les jours de t’engager mon âme,
Tous les jours en secret je dévidais ta trame.
Sejanus.
Il est d’un grand courage et d’un cœur généreux,
De ne point insulter au sort d’un malheureux :
Mais j’en sais le motif ; pour effacer la trace
Des soupçons qui pourraient vous joindre à ma disgrâce,
Vous bravez mes malheurs encor qu’avec regret,
Afin de vous purger d’être de mon secret :
Madame, ce n’est pas connaître mon génie :
Car j’aurais fort bien su mourir sans compagnie.
Agrippine.
Ne t’imagines pas que par un feint discours,
Je tache vainement à prolonger mes jours ;
Car puisqu’à l’empereur ta trame est découverte,
Il a su mon complot et résolu ma perte :
Aussi j’en soutiendrai le coup sans reculer,
Mais je veux de ta mort pleinement me soûler,
Et goûter à longs traits l’orgueilleuse malice,
D’avoir par ma présence augmenté ton supplice.
Sejanus.
De ma mortalité je suis fort convaincu ;
Hé ! bien, je dois mourir, parce que j’ai vécu :
Agrippine.
Mais as-tu de la mort, contemplé le visage,
Conçois tu bien l’horreur de cet affreux passage ;
Connais-tu le désordre où tombent leurs accords,
Quand l’âme se dépend des attaches du corps ?
L’image du tombeau qui nous tient compagnie,
Qui trouble de nos sens la paisible harmonie,
Et ces derniers sanglots dont avec tant de bruit
La nature épouvante une âme qui s’enfuit ?
Voilà de ton destin le terme épouvantable.
Sejanus.
Puis qu’il en est le terme il n’a rien d’effroyable,
La mort rend insensible à ses propres horreurs ;
Agrippine.
Mais une mort honteuse étonne les grands cœurs.
Sejanus.
Mais la mort nous guérit de ces vaines chimères ;
Agrippine.
Mais ta mort pour le moins passera les vulgaires :
Ecoute les malheurs de ton dernier soleil :
Car je sais de ta fin le terrible appareil
De joie et de fureur la populace émue,
Va pour aigrir tes maux, en repaître sa vue.
Tu vas sentir chez toi la chez la mort s’insinuer,
Partout où la douleur se peut distribuer :
Tu vas voir les enfants te demander leurs pères ;
Les femmes leurs maris, et les frères leurs frères ;
Qui pour se consoler en foule s’étouffants,
Iront voir à leur rage immoler tes enfants :
Ton fils tin héritier à la haine de Rome,
Va tomber, quoique enfant, du supplice d’un homme,
Et te perçant du coup qui percera son flanc,
Il éteindra ta race et ton nom dans son sang :
Ta fille devant toi par le bourreau forcée,
Des plus abandonnés blessera la pensée,
Et de ton dernier coup la nature en suspens
Promènera ta mort en chacun de tes sens :
D’un si triste spectacle es-tu donc à l’épreuve ?
Sejanus.
Cela n’est que la mort, et n’a rien qui m’émeuve.
Agrippine.
Et cette incertitude où mène le trépas ?
Sejanus.
Etais-je malheureux, lorsque je n’étais pas ?
Une heure après la mort notre âme évanouie,
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie :
Agrippine.
Mais il faut, t’annonçant ce que tu vas souffrir,
Que tu meure cent fois avant que de mourir.
Sejanus.
J’ai beau plonger mon âme et mes regards funèbres
Dans ce vaste néant et ces longues ténèbres,
J’y rencontre partout un état sans douleur,
Qui n’élève à mon front ni trouble ni terreur ;
Car puisque l’on ne reste après ce grand passage,
Que le songe léger d’une légère image ;
Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien
Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on est rien :
Pourquoi perdre à regret la lumière reçue,
Qu’on ne peut regretter après qu’elle est perdue ;
Pensez vous m’étonner par ce faible moyen,
Par l’horreur du tableau d’un être qui n’est rien,
Non quand ma mort au Ciel luirait dans un comète,
Elle me trouvera dans une ferme assiette,
Sur celle des Catons je m’en vais enchérir,
Et si vous en doutez venez me voir mourir.
Marchez gardes !
Agrippine.
Marchez ! je te rends grâce, ô Rome,
D’avoir d’un si grand cœur partagé ce grand homme ;
Car je suis sure, au moins, d’avoir vengé le sort
Du grand Germanicus, par une grand mort.
Du grand Germanicus, par une grand mort.
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