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La Mort d'Agrippine Acte III

Acte III

Scène première.

Agrippine, Cornélie.

Agrippine.

Sanglante ombre qui passe et repasse à mes yeux,

Fantôme dont le vol me poursuit en tous lieux,

Tes travaux, ton trépas, ta lamentable histoire,

Reviendront-ils sans cesse offenser ma mémoire ?

Ah ! trêve, cher époux, si tu veux m’affliger,

Prête-moi pour le moins le temps de te venger.

Cornélie.

Il vient vous consoler de sa cruelle absence.

Agrippine.

Il vient, il vient plutôt me demander vengeance ;

Te souvient-il du temps qu’au fort de ses douleurs,

Couronné dans son lit de ses amis en pleurs,

Il criait, ô Romains, cachez-moi cette offrande,

C’est un bras, non des yeux, que mon sort vous demande.

Mes plus grands ennemis n’ont rien tant désiré,

Que de me voir un jour digne d’être pleuré.

A de plus hauts pensers élevez donc votre âme,

Pleurer Germanicus, c’est le venger en femme,

On me plaindra partout où je suis renommé :

Mais pour vous, vengez-moi si vous m’avez aimé ;

Car, comme il est honteux à qui porte ne épée,

D’avoir l’âme à pleurer mollement occupée,

Su du sang répandu sont les pleurs d’un Romain,

J’espère que vos yeux seront dans votre main :

Forcez donc mes bourreaux de soupirer ma perte,

C’est la seule douleur qui me doit être offerte ;

Oui, cherchez, poursuivez, jusqu’à la terre ouvrir,

La terre parlera pour vous les découvrir.

Que par les yeux sanglants de cent mille blessures,

Leurs corps défigurés pleurent mes aventures,

Et que Pison le traître : A ce mot de Pison,

Son âme abandonna sa mortelle prison,

Et s’envola mêlée au nom de ce perfide,

Comme pour s’attacher avec son homicide :

Enfin je l’ai vu pâle, et mort entre mes bras,

Il demanda vengeance, et ne l’obtiendrait pas !

Un si lâche refus !

Cornélie.

L’aimez-vous ?

Agrippine.

Je l’adore.

Cornélie.

Madame, cependant Tibère vit encore.

Agrippine.

Attends encore un peu, mon déplorable époux,

Tu le verras bientôt expirant sous mes coups,

Et ravi par le sort aux mains de la Nature,

Son sang à gros bouillons croître chaque blessure.

Son esprit par le fer, dans son siège épuisé,

Pour sentir tout son mal en tous lieux divisé,

Entre cent mil éclairs de l’acier qui flamboie,

Gémissant de douleur, me voir pâmer de joie,

Et n’entendre, percé de cent glaives aigus,

Que l’effroyable nom du grand Germanicus,

Qu’il est doux au milieu des traits qu’on nous décoche,

De croie être offensé quand la vengeance approche,

Il semble que la joie au milieu de mes sens,

Reproduise mon cœur partout où je la sens ;

Pour former du tyran l’image plus horrible

Chaque endroit de mon corps devient intelligible

Afin que toute entière en cet accès fatal,

Je renferme, je sente et comprenne son mal,

Usurpant les devoirs de son mauvais génie,

Je l’attache aux douleurs d’une lente agonie ;

Je compte ses sanglots, et j’assemble en mon sein

Les pires accidents de son cruel destin ;

Je le vois qui pâlit, je vois son âme errante,

Couler dessus les flots d’une écume sanglante.

L’estomac enfoncé de cent coups de poignard,

S’il pense de sa main boucher une blessure,

Son âme s’échapper par une autre ouverture :

Enfin ne pouvant pas m’exprimer à moitié,

Je le conçois réduit à me faite pitié.

Vois quels transports au sein d’une femme offensée,

Cause le souvenir d’une injure passée,

Si la fortune instruite à me désobliger

M’ôtait tous les moyens de me pouvoir venger,

Plutôt que me résoudre à vaincre ma colère,

Je m’irais poignarder, dans les bras de Tibère,

Afin que soupçonné de ce tragique effort,

Il attirât sur lui la peine de ma mort.

Au moins dans les Enfers j’emporterais la gloire

De laisser quoique femme, un grand non dans l’histoire :

Mais le discours sied mal à qui cherche du sang.

Cornélie.

Vous !

Agrippine.

Oui moi, de César je veux percer le flanc,

Et jusque sur son trône hérissé d’hallebardes,

Je veux, le massacrant au milieu de ses gardes,

Voir couler par ruisseaux de son cœur expirant,

Tout le sang corrompu, dont se forme un tyran.

Scène II.

Tibère, Agrippine, Cornélie.

Troupe de Gardes.

Tibère, la surprenant.

Poursuivez.

Agrippine.

Quoi, Seigneur ?

Tibère.

Le propos détestable

Où je vous ai surpris.

Agrippine.

Ah ! ce propos damnable,

D’une si grande horreur tous mes sens travailla,

Que l’objet du fantôme en sursaut m’éveilla.

Tibère.

Quoi ! cela n’est qu’un songe, et l’horrible blasphème

Qui choque des Césars la majesté suprême,

Ne fut dit qu’en dormant ?

Agrippine.

Non, César, qu’en dormant :

Mais les Dieux qui pour lors nous parlent clairement,

Par de certains effets, dont ils meuvent les causes ;

En nous fermant les yeux nous font voir toutes choses ;

Ecoute donc, Seigneur, le songe que j’ai fait,

Afin que le récit en détourne l’effet.

Je réclamais des Dieux la sagesse profonde,

De régir par tes mains les affaires du monde,

Quand les sacrés Pavots qui nous tombent des cieux,

D’un sommeil prophétique ont attaché mes yeux ;

Après mille embarras d’espèces mal formées,

Que la chaleur vitale entretient de fumées,

Je ne sais quoi de blême et qui marchait vers moi,

A crié par trois fois, César, prends garde à toi.

Un grand bruit aussitôt m’a fait tourner visage,

Et j’ai vu de César la pâlissante image,

Qui courait hors d’haleine en me tendant les bras,

Oui, César, je t’ai vu menacé du trépas.

Mais comme à ton secours je volais, ce me semble,

Nombre de meurtriers qui couraient tous ensemble,

T’ont percé sur mon sein, Brutus les conduisait,

Qui loin de s’étonner du grand coup qu’il osait,

Sur son trône, a-t-il dit, hérissé d’hallebardes,

Je veux, le massacrant au milieu de ses gardes,

Voir couler par ruisseaux de son cœur expirant

Tout le sang corrompu dont se forme un tyran.

J’en était là Seigneur, quand tu m’as entendu.

Tibère.

La réponse est d’esprit et n’est pas mal conçue.

Agrippine.

Ha, César, il n’est plus d’asile en ta maison,

Quoi ! tu tiens pour suspects de fer et de poison

Jusqu’à tes parents, avec qui la nature

T’attache par des nœuds d’immortelle tissure ;

Connais mieux Agrippine, et cesse d’opprimer,

Avec ceux que ton sang oblige de t’aimer,

Ceux que soutient ton rang. Sejanus par exemple,

Superbe, sanguinaire, homme à brûler un temple,

(Sejanus entre sans être vu d’Agrippine ni de Tibère.)

Mais qui pour ton salut accepterait la mort,

Ne peut être accusé ni soupçonné qu’à tort.

Et cependant, César, un fourbe, un lâche, un traître,

Pour gagner en flatteur l’oreille de son maître,

Peut te dire aujourd’hui.

Scène III.

Tibère, Agrippine, Sejanus.

Agrippine, continue sans voir Sejanus.

Sejanus te trahit,

Il empiète à pas lents ton trône, et l’envahit,

Il gagne à son parti les familles puissantes,

Il se porte hériter des maisons opulentes,

Il brigue contre toi la faveur du Sénat.

Sejanus, bas.

O Dieux ! elle m’accuse !

Agrippine.

Il renverse l’Etat.

Il sème de l’argent parmi la populace.

Sejanus, bas à Agrippine en se jetant aux pieds de l’empereur.

Nous périrons, Madame, et sans implorer grâce.

Oui, Seigneur, il est vrai, j’ai conjuré.

Tibère.

Qui ? toi !

Agrippine.

On peut te dire pis encor de lui, de moi :

Mais à de tels rapports il est d’un prince sage

De ne pas écouter un faible témoignage.

Sejanus, bas.

Imprudent qu’ai-je fait ? tout est désespéré.

Tibère.

Mais enfin, Sejanus lui-même a conjuré,

Il l’avoue.

Sejanus.

Oui, Seigneur.

Tibère.

L’eussiez-vous cru, princesse ?

Sejanus.

J’ai conjuré cent fois ta profonde sagesse,

De ne point écouter ces lâches ennemis

Qui te rendent suspects Agrippine et son fils ;

Ne souffre pas, Seigneur, qu’une âme déloyale

Dégorge son venin sur la maison royale,

Tout le palais déjà frémit de cet affront,

Et ta couronne même en tremble sur ton front,

Rome en est offensée, et le peuple en murmure,

Préviens de grands malheurs, César, je t’en conjure !

Je t’en conjure encor par l’amour des Romains,

Et par ces tristes pleurs dont je mouille tes mains.

Tibère.

Comment.

Sejanus.

Tes légions qui s’approchent de Rome,

Réveillent en sursaut la ville d’un grand somme ;

Elle croit que tu veux abreuver ses remparts

De ce qui reste encor du sang de nos Césars,

Et qu’après tant que ta soif se destine,

Tu viens pour te baigner dans celui d’Agrippine.

Le peuple en tous ses bras commence à se mouvoir,

Il fait aux plus sensés tout craindre et tout pouvoir :

Pour te l’ôter de force il résout cent carnages,

Autour de ton palais il porte ses images,

Il brave, il court, il crie, et presque à ton aspect,

Menace insolemment, de perdre tout respect,

Etouffe en son berceau la révolte naissante.

Tibère. (il arrête Agrippine qui veut sortir)

Agrippine arrêtez, si le désordre augmente,

Un désaveu public aux yeux de ces mutins,

En vous justifiant, calmera nos destins,

Vos efforts feront voir si le ver qui vous ronge,

Méditait le récit d’un complot ou d’un songe,

Eteignez au plutôt le feu que je prévois,

Ou bien résolvez-vous de périr avec moi,

(Se tournant vers Sejanus)

C’est pour l’intimider, les rayons de ma vue,

Comme ceux du soleil, résoudront cette nue.

Sejanus.

Il serait à propos qu’on te vit escorté.

De grands desseins par là souvent on avorté.

Scène IV.

Sejanus, Agrippine, Cornélie.

Sejanus.

Que vous m’avez fait peur ?

Agrippine.

Que vous m’avez troublée ?

Je sens mon âme encor de surprise accablée ?

Confesser au tyran la conjuration ?

Sejanus.

Mais vous, lui révéler la conspiration ?

J’ai cru votre cœur vous prenait pour un autre.

J’en ai senti mon front rougir au lieu du votre,

Et j’appelais déjà la mort avec fierté,

Pour épargner ma honte à votre lâcheté,

Pour en perdre au tombeau la funeste mémoire,

Et pour ne pas enfin survivre à votre gloire :

Oui, j’allais sans lâcher ni soupir ni sanglot,

Moi seul pour mourir seul m’accuser du complot,

Et vous justifiant, quoique mon ennemie,

Combler par mon trépas votre nom d’infamie.

Agrippine.

Vous m’offensez cruel, par cet emportement,

Mon amour en dépôt vous tient lieu de serment,

Puisque c’est une loi du Dieu qui nous assemble,

Que si vous périssez, nous périssons ensemble.

Sejanus.

Si j’ai de grands soupçons, ce n’est pas sans sujet,

Ce que j’espère est grand, et mon sort est abject,

Vous faites relever le bonheur de ma vie,

D’un bien que l’Univers regarde avec envie,

Et c’est pourquoi je tremble au front de l’Univers,

Quand dessus mon trésor je vois tant d’yeux ouverts,

Oui, j’ai peur qu’Agrippine ici bas sans seconde,

Elevée ai sommet de l’empire du monde,

Comme un prix de Héros, comme une autre Toison,

Ne réchauffe le sang de quelque autre Jason,

Et cette peur, hélas ! doit bien être soufferte

En celui que menace une si grande perte.

Agrippine.

Non, croyez, Sejanus, avec tous les humains,

Que je ne puis sans vous achever mes desseins,

Et que vous connaîtrez dans peu comme moi-même,

Si véritablement Agrippine vous aime.

Sejanus.

Enfin, quoique César puisse faire aujourd’hui,

La peur dont j’ai tremblé retombera sur lui,

Il faut que je me rende auprès de sa personne,

De peur qu’un entretien si secret ne l’étonne,

Vous sortez en public pour tromper le tyran,

Et guérissez un mal qui n’est pas assez grand ;

Contre trois légions qui frappent à nos portes,

Tous le prétoriens et cinquante cohortes,

Nos gens épouvantés ne feraient que du bruit,

Et n’en recueilleraient que la mort pour tout fruit,

Attendons que l’aspect d’un astre moins contraire,

Dedans son île infâme entraîne encor Tibère.

Scène V.

Agrippine, Cornélie, Livilla.

Livilla.

La discorde allumant son tragique flambeau,

Vous consacre, Madame, un spectacle assez beau,

Et je viens comme sœur, prendre part à la joie,

Que lassé de vos maux le destin vous envoie,

Le peuple soulevé pour un exploit si grand,

Vous tient comme en ses bras à couvert du tyran,

Et ce transport subit aveugle et plein de zèle,

Témoigne que les Dieux sont de votre querelle.

Agrippine.

Les Dieux sont obligez de venger mon époux ;

Si les Dieux ici bas doivent justice à tous,

Deux partis ont chargé leur balance équitable,

Agrippine outragée, et Tibère coupable.

Livilla.

Pour se bien acquitter ils vous couronneront.

Agrippine.

Ils s’acquitteront bien quand ils me vengeront,

C’est la mort que je veux, non le rang du monarque.

Livilla.

Se joindre à Sejanus n’en est pas une marque.

Agrippine.

Je fais encore pis, je me joins avec vous.

Livilla.

Vous nous aviez longtemps caché votre courroux.

Agrippine.

Je règle à mon devoir les transports de mon âme.

Livilla.

Au devoir en effet vous réglez votre flamme :

Car comme l’amour seul est le prix de l’amour,

Sejanus vous aimant, vous l’aimez à son tour.

Agrippine.

Il vous sied mieux qu’à moi d’aimer un adultère,

Après l’assassinat d’un époux et d’un frère.

Livilla.

Sont-ils ressuscités pour vous le relever ?

Agrippine.

S’ils sortaient du cercueil, ils vous feraient trembler.

Livilla.

Cette ardeur dont j’embrasse, et presse leur vengeance

De l’envie et de vous sauve mon innocence.

Agrippine.

Si sans exception votre main les vengeait,

Vous verseriez du sang qui vous affaiblirait :

Mais quand vous vengerez leurs ombres magnanimes,

Vous les dérobez tout au moins deux victimes.

Livilla.

Vous pourriez m’attendrir par de telles douleurs,

Qu’enfin j’accorderait Sejanus à vos pleurs.

Agrippine.

Si m’en faisant le don vous faites un miracle,

J’en promets à vos yeux le tragique spectacle :

Mais il vous est utile, et vous le garderez,

Pour le premier époux, dont vous vous lasserez.

Livilla.

Quiconque ose inventer ce crime abominable,

Du crime qu’il invente il a l’esprit capable.

Agrippine.

Votre langue s’emporte, apaisez sa fureur,

Ce n’est pas le moyen d’acquérir un vainqueur,

Que vous dites m’aimer, avec tant de constance :

Car s’il m’aime, il reçoit la moitié de l’offence.

Livilla.

Son mérite est trop grand pour pouvoir m’exprimer :

Mais Tibère étant mort, que nous avons en butte,

Sejanus à son tour fera notre dispute,

Il doit être immolé pour victime entre nous,

Ou bien de votre frère, ou bien de mon époux,

Adieu donc, et de peur que dans la solitude,

Votre jaloux soupçon n’ait de l’inquiétude,

J’engage à ma parole un solennel serment,

Que je sors sans dessein d’aller voir votre amant.

Scène VI.

Livilla, seule.

Dites, dites le votre, Agrippine infidèle,

Qu ide Germanicus oubliant la querelle,

Devenez sans respect des droits de l’amitié.

De son lâche assassin l’exécrable moitié.

Femme indigne du nom que soutient votre race,

Et qui du grand Auguste avez perdu la trace,

Rougissez en voyant votre époux au tombeau,

D’étouffer sa mémoire au lit de son bourreau ?

Mais que dis-je, insensée, ah ! mon trouble est extrême !

Ce reproche honteux rejaillit sur moi-même,

Puisque de rang égal, et filles d’empereurs,

Nous tombons elle et moi dans les mêmes erreurs.

Elle aime ce que j’aime, et quoique je contemple

De lâche dans son cœur, son cœur suit mon exemple,

Et puis il s’est donné, mais le traître est-il sien,

M’ayant fait sa maîtresse, a-t-il droit sir mon bien ?

Non, si par son Hymen ma naissance j’affronte,

J’en cueillerai la gloire ayant semé la honte,

Pour me le conserver je hasarderai tout,

Je n’entreprendrai rien que je ne pousse à bout.

Rien par qui dans sa mort mon bras ne se signale.

Si je puis découvrir qu’il serve ma rivale.

Qu’il y pense, ou bientôt des effets inhumains

Feront de son supplice un exemple aux Romains ;

Oui, par les Dieux vengeurs, lâche, je te proteste,

Si ton manque de foi me paraît manifeste,

Qu’avant que le soleil ait son char remonté,

Tu seras comme ceux qui n’ont jamais été.

Fin du troisième Acte

© André & Frank Hagemann - Villa-Anemone.fr 2012